Guido Picelli: Rebelle et dérangeant, entretien avec Giancaro Bocchi, par Olivier Favier (spécialiste de l'Italie et sur le site "On ne dormira jamais").
« La Bataille de Parme est la première grande victoire en Europe des antifascistes. La seconde sera encore l’œuvre de Picelli, le 1er janvier 1937 en Espagne, à Mirabueno, première victoire républicaine sur le Front de Madrid. »
Giancarlo Bocchi
La résistance italienne au fascisme a été l’œuvre de personnalités hors du commun, au parcours politique courageux et atypique. Elle a commencé dès 1920, quand les hommes de Mussolini n’étaient encore qu’une menace en quête de pouvoir, incarnée par les violences meurtrières du squadrisme. Près d’un siècle plus tard, force est de constater que l’histoire de ce combat est à revisiter. Né et mûri dans l’engagement pacifiste durant la première guerre mondiale, il fut, dans ses formes les plus abouties et les plus efficaces, marginalisé tant par la gauche socialiste et communiste que par les « populaires » -les futurs démocrates-chrétiens- avant même la marche sur Rome.
On se souvient bien sûr du socialiste unitaire Giacomo Matteotti, du socialiste libéral Pietro Gobetti, du futur membre du Parti d’action Emilio Lussu -fervent interventiste en 1915, qui fera justice entre autres choses à ses illusions de jeunesse dans un livre extraordinaire (1)- du grand intellectuel communiste Antonio Gramsci, de l’anarchiste Errico Malatesta, qui rompt dès le début de la guerre avec Piotr Kropotkine.
Dans cette liste de noms reconnus, on peut encore rappeler ceux des frères Rosselli, assassinés par les tueurs français de la Cagoule, qui ces dernières années ont obtenu une plus large reconnaissance du fait aussi de leurs positions politiques plus modérées.
Parmi les figures oubliées en revanche, nous trouvons plusieurs représentants d’un antifascisme partisan d’une forme de lutte beaucoup plus radicale et aussi très cohérente. Pour eux aussi, le fascisme fut perçu d’emblée comme l’ennemi absolu, mais la lutte née de ce contexte se devait de conduire vers un monde différent. Comme Gramsci, ils étaient communistes, mais s’ils échappèrent aux griffes d’un régime fasciste qui cherchait à les éliminer, ils payèrent chers leur engagement et leurs idéaux politiques: ils furent marginalisés puis persécutés par la terrible machine du stalinisme, qui condamnait l’un après l’autre les meilleurs enfants de la Révolution. Cela ne se produisit pas seulement en Union Soviétique. Parmi les Italiens victimes du Komintern, citons par exemple Francesco Misiano, Pietro Tresso ou Guido Picelli.
C’est ce dernier que Giancarlo Bocchi a choisi d’évoquer dans un film réalisé en Italie en 2011 et justement intitulé Le Rebelle, un héros dérangeant. Le film est présenté en avant-première en France au cinéma Le Balzac à Paris, dimanche 8 décembre 2013, à 11 heures, en présence du réalisateur.
Olivier Favier: Dans le quartier populaire d’Oltretorrente à Parme il y a une statue de Guido Picelli, un souvenir demeuré cher aux habitants. En témoignent le débat enflammé autour du projet de déplacer ce monument lancé par le maire ”grillino”(2) ou la colère des riverains après les actes de vandalisme néofasciste dont il a été l’objet. Quel a été l’intérêt de la ville autour de votre projet? En dehors de Parme, comme a été accueilli le film? Le nom de Picelli est-il encore connu?
Giancarlo Bocchi: Je commencerai par dire que le quartier d’Oltretorrente était un endroit unique dans le panorama de la rébellion populaire européenne du dix-neuvième siècle jusqu’aux années 1970. Pendant presque 200 ans dans ce quartier de Parme il y a eu de nombreuses émeutes et insurrections contre les gouvernements du duché, du royaume et enfin de la République. Une partie de la population a été déportée en banlieue durant le fascisme et après la guerre le Parti communiste, qui a dirigé la ville pendant 40 ans, a favorisé la transformation sociale du quartier. Mais Guido Picelli est demeuré à Parme le héros populaire par excellence et le symbole même de la plus grande victoire contre le fascisme, obtenue en 1922 par la population d’Oltretorrente contre dix mille fascistes armés comme à la guerre. L’intérêt des habitants de Parme pour Picelli est encore important, mais je n’ai pas voulu projeter le film à Parme pour protester d’abord contre la municipalité de droite qui est allée jusqu’à financer des recherches historiques pour discréditer la figure de Picelli, puis contre le maire actuel qui voulait purement et simplement déplacer sa statue. Le film a été très bien accueilli dans les 30 localités italiennes où il a été projeté et a obtenu de très bonnes parts d’audience lors des diffusions à la Rai. Il a suscité un grand intérêt à Madrid où il a été présenté à la Filmoteca Española et à Moscou où il a été montré aux Archives nationales du cinéma et à la Salle Eisenstein. Il est maintenant présenté à Paris, où Picelli a déployé à deux reprises ses activités de révolutionnaire antifasciste, et il le sera l’an prochain à Barcelone où 100 000 personnes ont pris part à ses funérailles en 1937.
OF: Comme Francesco Misiano, que j’ai évoqué dans la présentation, Guido Picelli commence sa « carrière » politique par le refus de la guerre. Pour cette raison il prend part au conflit en tant que volontaire dans la Croix rouge italienne en 1916. Durant la guerre, il accepte cependant d’intégrer l’École militaire de Modène pour devenir officier. C’est le début d’une vie de lutte, y compris militaire. On peut y voir un paradoxe, mais c’est aussi le reflet d’un esprit libre, au fond peu dogmatique. Comment se construit, dans ces années de formation, cette figure militante?
GB: Dans un document que j’ai trouvé dans les Archives confidentielles à Moscou, Picelli explique très bien son passage du ”pacifisme” et du ”non interventisme” à l’étude ”de l’art militaire”. Il considérait qu’il y avait une seule guerre acceptable ”celle des opprimés contre les oppresseurs”. Après avoir vu le prolétariat massacré dans les tranchées, il a décidé d’accepter l’invitation d’entrer à l’École militaire de Modène pour pouvoir le défendre. Il avait mérité cette invitation par ses actes de courages dans les rangs de la Croix Rouge, qui lui on valu deux médailles à valeur militaire. Nommé officier, il est retourné au front sans tirer un seul coup de feu. À la fin de la guerre, il entre au parti socialiste et déploie une intense activité syndicale pour réunifier les différentes organisations de travailleurs. Il développe à ce moment-là sa pensée politique qu’on peut résumer en deux mots: ”Action et unité”. Il était antidogmatique et il considérait que pour arriver au changement révolutionnaire et à la pleine justice la chose la plus importante était l’unité des forces de gauche.
OF: La partie la plus connue de sa biographie commence avec les premières années du fascisme. Picelli perçoit immédiatement la force destructive du fascisme et entend le combattre d’emblée. Avec quelques autres, il poursuit la lutte après la marche sur Rome qui mène Mussolini au pouvoir en octobre 1922. Comment caractériser l’originalité d’un engagement qui rend unique, par exemple, la résistance de Parme aux bandes armées fascistes en 1922?
GB: Picelli en 1920 fonde les “Gardes rouges”, une formation d’autodéfense du prolétariat et il est arrêté pour avoir bloqué le départ d’un train militaire en partance pour une aventure coloniale en Albanie.
Pendant plusieurs mois il ne peut prendre part ni aux premières luttes contre les squadristes fascistes ni au Congrès de fondation du Parti Communiste d’Italie en février 1921. Mais durant les élections qui ont lieu cette année-là, il est élu député au nom du Parti socialiste et sort de prison avec un plébiscite populaire. Il est le premier à constituer en Italie ”Gli Arditi del popolo”, une formation armée d’autodéfense contre le fascisme et il est parmi les rares politiques à comprendre que seule l’unité des forces démocratiques peut défaire l’ennemi. Son idée politique, qui annonce les Fronts populaires européens des années 30, trouve une concrétisation quand le 1er juillet 1922 dix-mille fascistes menés par Italo Balbo et par les plus importants hiérarques fascistes assiègent Parme, capitale de l’antifascisme, pour la mettre ”à feu et à sang”. Picelli parvient à fédérer dans la lutte les anarchistes, les socialistes, les communistes, les républicains et les ”populaires” (les catholiques). C’est à ce moment-là qu’il met en pratique son instruction militaire en devenant le maître italien de la ”guérilla urbaine”. Après 5 jours de bataille les fascistes se dispersent et s’enfuient en laissant sur le champ de bataille 39 morts et 150 blessés. La Bataille de Parme est la première grande victoire en Europe des antifascistes. La seconde sera encore l’œuvre de Picelli, le 1er janvier 1937 en Espagne, à Mirabueno, première victoire républicaine sur le Front de Madrid. Mais pour revenir à 1922, en octobre, avant que les fascistes ne marchent sur Rome, Picelli essaie par tous les moyens de convaincre les partis démocratiques de s’unir à son ”Armée rouge” pour défaire le fascisme par les armes, mais on ne l’écoute pas.
OF: Dans les années qui suivent, Picelli est incarcéré comme de nombreux opposants politiques. Alors que Matteotti est assassiné, Piero Gobetti ou Giovanni Amendola meurent en France des suites de blessures contractées lors de plusieurs agressions de rue. En 1932, Picelli réussit cependant à s’enfuir d’abord en France, puis en Belgique. Mais là encore, il n’est pas un exilé politique ”comme les autres”.
GB: Avant d’être incarcéré, Picelli déploie de 1922 à 1926 une intense activité clandestine pour la constitution d’une structure insurrectionnelle communiste. Concrètement c’est le responsable militaire du Parti communiste. Il est victime de nombreuses agressions et de deux tentatives de meurtre. Les fascistes lui tendent plusieurs guets-apens. Dans l’un d’eux, il est blessé par un coup de pistolet à la tempe, mais on ne parvient pas à l’arrêter. Un mois avant l’assassinat de Matteotti, il a le courage de ridiculiser le régime fasciste en dressant, le 1er mai 1924, un grand drapeau rouge sur l’immeuble du Parlement. Après cinq ans de résidence surveillée et de prison, en 1932, Picelli déjoue la police fasciste et parvient à s’expatrier en France où il rejoint son frère, proche des positions de Carlo Rosselli, et ses “Arditi del popolo”. Il y a en France au moins 2000 exilés politiques et émigrés en provenance de Parme. Son activité politique antifasciste est interrompue par la police française qui l’arrête et l’expulse en Belgique. Mais sa participation à la lutte des mineurs du Borinage entraîne une nouvelle expulsion. Après un séjour en Allemagne il parvient à rejoindre la Russie où on lui a proposé d’entrer à l’École militaire de l’Armée Rouge.
OF: Jusqu’à la sortie de votre film, les années de Picelli en Union Soviétique étaient pratiquement inconnues. Comment avez-vous découvert que c’est ici que commence pour lui la partie la plus dérangeante de son parcours? Je sais que vous avez fait des recherches sur les rapports de Picelli avec Palmiro Togliatti qui était parmi les membres les plus importants du Komintern, au moment même où le régime stalinien s’enfonçait dans la période la plus sombre de son histoire. Comment êtes-vous parvenu à accéder aux énormes archives de l’Union Soviétique?
GB: À Moscou toutes les promesses que Togliatti et les communistes italiens ont faites à Picelli sont déçues. Au lieu d’être envoyé à l’École militaire, Picelli est relégué dans une usine comme simple ouvrier. Picelli ne supporte pas la frilosité, l’opportunisme, le cynisme de Togliatti et des siens. Il est persécuté. On lui ôte toute responsabilité politique, mais il parvient par chance à échapper au pire et réussit à participer à la guerre d’Espagne. J’ai eu de nombreuses difficultés à trouver les documents inédits que j’ai montrés dans le film. Mais après trois années de recherche je suis parvenu à découvrir tout ce qui pouvait m’être utile. Je crois qu’il y a encore de nombreuses vérités enterrées dans les archives de Moscou qui n’attendent que d’être dévoilées. Récemment j’ai même trouvé tous les documents liés à la vie complexe et riche d’aventures de Francesco Misiano, l’inventeur du cinéma soviétique. Comme pour Picelli c’est l’histoire d’un communiste antidogmatique qui est persécuté parce qu’il croyait en l’homme et en sa capacité à se racheter.
OF: La dernière année de vie de Picelli, qui le ramène en France puis dans l’Espagne de la Guerre civile, ne détonne pas dans ce parcours épique. Dans ses actions militaires en Espagne, il montre des dons militaires exceptionnels, ceux-là mêmes qu’il avait révélés dans la défense de Parme quinze ans plus tôt. Il meurt frappé d’une balle dans le dos le 5 janvier 1937. Sa mort fait penser aux assassinats de tant de militants anarchistes, socialistes ou supposés « trotskystes » perpétrés pas les agents de Staline, ou à la mort de Pietro Tresso en 1944, tué par ses camarades et partisans français avec d’autres dissidents. Que sait-on des derniers mois de Picelli?
GB: Je ne connais pas bien l’histoire de Pietro Tresso et je ne peux rien dire à ce propos. En Espagne il y a eu de nombreux épisodes obscurs sur lesquels la pleine lumière n’a pas été faite. Le plus grand responsable des meurtres de communistes antistaliniens du POUM, des anarchistes et des autres dissidents fut le général Alexander Orlov du NKVD. Malheureusement les archives du NKVD (devenu ensuite le KGB) sont encore fermées. Les archives des dépêches de l’OMS, le service secret du Komintern qui travaillait en contact étroit avec le NKVD d’Orlov, sont elles aussi inaccessibles. Il me faut d’abord préciser qu’il serait faux de croire que les organismes soviétiques étaient une entité monolithique. Il est possible que le NKVD n’ait pas mis au courant l’Armée Rouge de ses affaires les plus secrètes, et vice versa. Durant mes recherches j’ai eu néanmoins la chance de parler avec trois garibaldiens d’Espagne. Deux d’entre eux, Antonio Eletto et Vincenzo Tonelli, même s’ils n’ont pas vu qui a tiré dans le dos de Picelli, étaient sur les lieux ce jour-là. J’ai eu aussi la possibilité de me faire expliquer par une personne, qui a travaillé en Espagne comme traductrice pour le NKVD, les techniques, vraiment surprenantes, que ce dernier utilisait pour cacher la vérité. Après avoir découvert différents documents à Moscou, en Italie et en Espagne, je peux dire que la version officielle de la mort de Picelli est fausse. Mon enquête s’est basée sur des indices. Comme dans les procès de justice, si quelques indices n’ont aucune valeur en soi, dix ou vingt constituent une preuve. Mais je ne veux pas enlever aux spectateurs du film le plaisir de découvrir par eux-mêmes ce qui arrive à Picelli.
OF: Votre premier film remonte à 1982. Vous avez travaillé au Kosovo, en Afghanistan, en Somalie, en Palestine, toujours sur des sujets contemporains et étranger à l’Italie. C’est ainsi votre premier documentaire historique, réalisé exclusivement avec des images d’archive. Comment vous est venue l’idée de raconter l’histoire de ce vieux et surprenant ”Rebelle”?
GB: Dans chacun de mes documentaires sur des histoires contemporaines je me suis toujours efforcé de donner une voix à ceux qui n’en avaient pas et de chercher la vérité sur des faits dérangeants et oubliés. Même si je suis originaire du quartier d’Oltretorrente à Parme, même si je viens d’une famille qui a toujours combattu pour la liberté et la justice sociale, même si mes grands-parents connaissaient bien Guido Picelli, je n’ai pas mené ces longues recherches par attachement à des racines. J’ai essayé de donner voix à Picelli pour faire connaître ses idées et ses actes qui me semblent très actuels en ce moment. Gramsci disait ”l’Histoire enseigne mais elle n’a pas d’élèves”. Depuis quelques années nous assistons à une tentative pour effacer toutes les conquêtes sociales obtenues en 200 années de lutte. Un nouveau fascisme progresse qui se camoufle à l’intérieur des appareils de gouvernements et des institutions financières internationales. On ne peut pas combattre ce monstre avec les bavardages des partis traditionnels de la gauche, qui en Italie du moins ont hérité des maux du ”togliattisme”: opportunisme, frilosité, cynisme.
Si Picelli était en vie il serait avec les ”indignados” ou avec les citoyens qui protestent en Grèce ou avec ceux qui s’opposent dans le monde à l’injustice sociale et aux abus de pouvoir politiques. Et il donnerait à tous un enseignement simple: ”Unité et action.”
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