Face à la Résistance, dont les activités et les effectifs explosent suite aux mesures du Service de Travail Obligatoire (STO) en 1943, les agents de la "Gestapo française", appâtés par le gain et le goût du sang, mènent un combat sans merci, écrivant l'une des pages les plus sombres de la collaboration.
Le recrutement d'auxiliaires français par les services secrets allemands a commencé aussitôt après l'entrée de la Wehrmacht dans Paris, en juin 1940: l'Abwehr, le contre-espionnage militaire allemand, a besoin d'agents locaux, mieux renseignés et plus discrets que les siens. Le recrutement est sauvage: établissant une grille de tarifs qui fixe à 1000 francs la récompense pour la dénonciation d'un juif, 3000 francs pour un gaulliste ou un communiste, 5000 à 30.000 francs pour un renseignement amenant à la découverte d'un dépôt d'armes clandestin, le contre-espionnage allemand attire une faune très hétéroclite.
A Paris et dans d'autres régions, plusieurs bandes disparates, souvent issues du "Milieu" (grand banditisme et crime organisé en France), se mettent ainsi à collaborer avec l'Abwehr. A partir du printemps 1941, elles passent au service de la Gestapo, la police politique dépendant de la SS, engagée depuis plusieurs années au sein du Reich dans une lutte d'influence avec les services de l'armée. En mai 1942, le général Carl Oberg devient "chef suprême de la SS et de la police" et s'installe boulevard Lannes à Paris. Cet esprit fanatique et méticuleux regroupe les agents français dans la section IV (Selbschutz, ou "Police de secours"), confiée au collaborateur d'origine lorraine Christian Bickler. C'est l'acte de naissance officiel des "gestapistes français".
Au sommet de la section IV, organisée de façon pyramidale, se trouvent les "missions spéciales", les agents les plus sûrs, qui se voient attribuer une carte de police allemande, un permis de port d'armes, et même, pour les plus méritants, un uniforme SS. Répartis après l'invasion de la zone Sud sur tout le territoire français en une vingtaine de "commandos", ces "missions spéciales" s'appuient à leur tour sur des "agents de pénétration", chargés d'infiltrer les réseaux et Mouvements de Résistance, mais aussi sur toute une nébuleuse d'indicateurs et de délateurs, rémunérés à la tâche: un ramassis d'hommes de main, de tueurs à gages, de prisonniers de droit commun libérés par les Allemands, dont le passé ne dérange guère les "missions spéciales", qui ont aussi, pour la plupart, un casier judiciaire chargé. Car ces gestapistes français, chargés du "sale boulot" de la SS (traquer les juifs, résistants et communistes, souvent les torturer) s'engagent moins par conviction politique que par opportunisme: c'est la perspective des salaires et des primes confortables accordés par les SS, mais surtout celle de saisies et de trafics en tout genre, qui attire ces collaborateurs à part, mus par un puissant désir de revanche sociale.
A Paris, à partir de la fin 1942, les différents services de la section IV sont ainsi constitués d'autant de bandes, souvent rivales, qui usent de méthodes mafieuses sous couvert de l'autorité allemande: "la bande des Corses", installée boulevard Flandrin, la bande de Masuy (de son vrai nom Georges Delfanne), avenue Henri-Martin, celle de Frédéric Martin, allias "Rudy von Mérode", à Neuilly...
Les sales affaires de la rue Lauriston
Mais la plus connue et la plus puissantes est la bande Bonny-Lafont, installée au 93, rue Lauriston. Son chef, Henri Chamberlain, di Lafont, a été l'une des premières recrues des Allemands, qui, à l'été 1940, ont sorti de prison cet escrot d'origine modeste. Employé dans un bureau d'achat de la Wehrmacht, il s'y montre si efficace qu'on l'installe bientôt à son compte, rue Lauriston. S'entourant d'une bande de malfrats encadrés par Pierre Bonny, ancien "premier policier de France" (inspecteur de police célébre pour son rôle décisif dans l'affaire Seznec en 1923, révoqué en 1935 pour falsifications de preuves dans l'affaire Stavisky), Lafont est alors chargé par les Allemands de contrôler à Paris le marché noir et le trafic d'or. Il va dès lors travailler autant pour lui que pour l'occupant: après avoir dépisté les trafiquants, ou les simples particuliers essayant d'écouler de l'or, les sbires d ela rue Lauriston se font passer pour des acheteurs ; puis, exhibant leur cartes de police allemande, ils empochent la marchandise dont ils conservent jusqu'à 20% en commission. Si le vendeur est juif, ils le livrent à la Gestapo.
Au début de l'année 1943, la bande Bonny-Lafont, qui compte alors plus d'une centaine de permanents, des centaines d'indicateurs, et à même installé plusieurs antennes en province, se met à trafiquer pour son propre compte, corrompant des officiers allemands pour se couvrir. Lafont croule sous l'argent, roulant en Bentley blanche, il dépense sans compter dans les boîtes de nuit parisiennes, où il parade uniforme de capitaine SS, au bras de l'une ou l'autre de ses maîtresses, les "comtesses de la Gestapo", des aventurières dépravées aux titres de noblesse plus ou moins authentiques.
Face aux autres bandes de gestapistes parisiens, qui trafiquent elles-mêmes de l'or ou de la nourriture, et menacent ses affaires, il se comporte en chef de clan mafieux : la bande des Corses du boulevard Flandrin est liquidée ; seul Rudy von Mérode, qui trafique de l'or à la tête d'un réseau réunissant plusieurs centaines de personnes, est assez puissant pour résister à cette "guerre des Gestapos". Les membres de la bande qui agissent pour leur propre compte sont aussi éliminés : ainsi Jean Leroy, chef de l'antenne de Limoges, ou Roger Tissier, tué par Lafont lui-même au cours d'une virée nocturne dans un bar rue Damrémont.
Agents doubles
Au cours de cette même année 1943, l'activité d'Henri Lafont et de ses fidèles prend toutefois un tour plus politique. A côté du département chargé du marché noir et des trafics divers, dirigé par Alexandre Villaplane, ancien international football converti au banditisme, et du département chargé des affaires juives, supervisé par André Lemoine, antisémite fanatique, un nouveau service voit le jour rue Lauriston : chargé de la lutte contre la Résistance, il est pris en mains par Lafont lui-même, qui étend son activité à l'ensemble du térritoire français. Son premier fait d'armes est en janvier 1943 la capture à Marseille de la radio d'un réseau clandestin de renseignement en laison avec Londres. La radio est retournée, et, bientôt, les gestapistes communiquent avec les services secrets britanniques en se faisant passer pour des résistants. Ils se font parachuter des armes et même des agents, qui sont aussitôt conduits dans les caves de la rue Lauriston...
En mai, à Paris, les hommes de Lafont arrêtent ensuite deux hommes récemment parachutés depuis l'Angleterre. Ils les torturent puis les livrent à la Gestapo, non sans avoir gardé pour eux les 4 millions de francs que ces agents transportaient à destination de la Résistance. Mais leur plus gros coup a lieu fin juillet. Depuis plusieurs mois, la rue Lauriston a inflitré le Mouvement de Résistance Défense de la France, l'un des plus importants de zone Nord, en retournant un de ses membres, le jeune étudiant en médecine Serge Marongin. Le coup de filet de juillet conduit à l'arrestation de près de 60 membres du réseau, dont Geneviève de Gaulle, la nièce du Général. Seuls quelques dirigeants, dont le chef de Défense de la France Phillipe Viannay, échappent aux hommes de Lafont.
Les truands de la rue Lauriston, sinistres figures de proue de la collaboration des gestapistes français, sont déjà engagés sur la voie qui les conduira au printemps 1944 à mener des expéditions contre des maquis du Limousin, du Périgord et de la Franche-Comté. Après la Libération, Henry Lafont et Pierre Bonny seront condamnés à mort et fusillés le 27 décembre 1944.
Texte de Charles Giol, parut dans le hors-série du Nouvel Observateur "Résistants et collabos, 1943 la France déchirée".